Pour l’espagnol Baltasar Gracian qui commit un ouvrage intitulé, Le Héros, l’héroïsme consiste paradoxalement en la maitrise de ses passions, la capacité à les dissimuler, à l’art de la prudence pour atteindre ses objectifs.
Il est peu probable que cette définition raisonnée fasse florès au sud de la Méditerranée. Demandez donc aux citoyens africains lambda, qui sont leurs héros politiques. Vous aurez assurément Lumumba, Sékou Touré, Mugabe, Sankara, Olympio Mugabe. Une majorité de ces héros sont tragiques, pis, ils se caractérisent surtout par leur coup d’éclat, leur geste héroïque face au (néo)colonisateur.
On peut mettre ces « héros » en relief avec un Nelson Mandela, adulé pendant les années 80 et au début des années 90, mais désormais contesté dans de nombreux cercles africains bien qu’ayant réalisé une transition d’un système raciste et autoritaire vers une démocratie libérale.
Des voix s’élèvent pour dénoncer le fait que son compromis soit trop favorable aux blancs qui dominent toujours la superstructure économique en Afrique du Sud. Cette attitude de compromis- ou de compromission selon certains- tranche avec celle de son Camarade Bob (Robert Mugabe), qui fit moins des manières au Zimbabwe voisin précipitant le pays dans une crise économique dont il n’est toujours pas sort. A contrario, un Mandela a privilégié une politique sur le long terme et n’a que peu commis de « geste héroïque » qui satisferait l’opinion noire/décolonisée dans l’immédiat.
Pourtant, dans la galaxie des gestes héroïques africains, Mandela demeure toujours derrière les discours de Sékou Touré ou Lumumba face aux colons.
Cette prédominance du geste héroïque illustre le fait que la psychologie politique de beaucoup d’africains demeurent marquée par la (dé)colonisation. Cette psyché est attisée par la persistance de régimes plus au moins autoritaires muselant l’expression des aspirations et volontés des populations. Dans les régimes plus ou moins démocratisés, les brimades du réel – notamment une globalisation économique dans laquelle l’Afrique a un poids politique et économique moindre – contribue également à la persistance de cette conscience de dominé.
En conséquence, les héros privilégiés sont ceux qui s’inscrivent en opposition à la marche du monde ou de l’histoire plutôt que porteurs d’un projet de société ayant donné la preuve de leur supériorité intellectuelle et politique. Ce sont davantage des martyrs, souvent des (néo)colons, mais aussi victimes de leurs propres passions. Leur admiration prospère dans un contexte volontiers manichéen qui nourrit paradoxalement un rapport fataliste à la politique. Puisque l’Afrique est « mal partie », « perdante » autant privilégier les gestes qui satisfont l’amour propre, la conscience de dominé.
Bien souvent, la focalisation sur le geste héroïque fait l’économie d’une évaluation ou réflexion sur ses conséquences, pis encore, de son efficacité politique. Au risque de choquer, qu’aura apporté au Congo et même à Lumumba, son discours face à Baudouin si ce n’est une sécession du Katanga, l’antipathie américaine érodant son autorité dès son accession au pouvoir ? Le même raisonnement peut être appliqué à Sékou Touré, qui n’avait pas mesuré l’impact de son discours sur De Gaulle- comme les conseillers de ce dernier au demeurant-.
Or si l’on considère que la politique pure consiste à mobiliser différents voies et moyens pour atteindre des objectifs, on peut s’interroger sur l’appétence africaine pour un héroïsme sans lendemain. En dépit de ces échecs –mis sur le compte du (néo)colon et ses affidés, la popularité de ces martyrs transformés en héros demeure.
A contrario, d’autres politiques africains moins flamboyants, ternes, firent des choix moins spectaculaires, mais plus audacieux à cette époque. Se faisant, certains initièrent des dynamiques de développement dans leurs pays respectifs. Or, quand ils ne sont pas qualifiés de « traitres », ou de « vendus » par les survivances de l’anti-impérialisme, ils constituent une mauvaise conscience de beaucoup d’Africains qui leur accordent du crédit à reculons. Félix Houphouët Boigny étant le meilleur exemple.
Cette conscience ambiguë reflète le dilemme sous tendu dans les démocraties émergentes sur le continent : voulons-nous des dirigeants qui nous représentent? Ou des dirigeants qui répondent efficacement à nos besoins ? Souvent, la conjugaison de ces deux logiques (représentation ou efficacité) est ardue. Au cœur de ce dilemme, réside non seulement la maturation (ou pas) des démocraties africaines, mais surtout l’émergence de ces héros positifs.
Comme disait Victor Hugo, « il faut entrer dans cette masse d’hommes comme un boulet de canon, ou s’y glisser comme une peste ». Jusqu’ici, une majorité d’âmes africaines, romantiques à leur sens ont privilégié le boulet, le coup d’éclat, le verbe haut, – avec les réussites inégales que l’on connaît. Serait-il temps pour nos héros en herbe de choisir la peste à défaut de devenir des martyrs ?