CAMEROUN SANS BLE : LEÇONS ALIMENTAIRES DE LA GUERRE EN UKRAINE

Achat de pain dans une boulangerie de Yaoundé. Photo : R. Gwladys Lebouda

Par Régine Gwladys LEBOUDA, Okwelians Fellow 2022

Monique[1] a le rire facile ; outil marketing pour masquer un verbe de commerçante âpre à la négociation. La mère de 5 enfants mise sur la diversité pour gagner une clientèle de plus en plus rare au marché du Mfoundi. Mais les bouteilles d’huiles de palme et régime de plantain sur son étal ne trouvent plus preneur. «C’est le troisième samedi où je vends moins de 10.000fcfa. Tout est devenu plus cher chez les grossistes. Les clients ne parviennent pas à acheter « , explique t-elle. Le ton frise l’excuse lorsqu’elle indique un régime de plantain défraîchi au prix de 5000 fcfa. Non loin de son étal, des femmes piaffent de dépit devant les étals de viande. 3200 fcfa et 3500 fcfa pour le kilo de viande avec et sans os. Il y a 6 mois encore, les prix ne dépassaient pas 2500 fcfa. Désormais, le soleil se lève sur un nouveau barème, toujours plus brûlant pour des ménages échaudés par l’inflation.

Depuis Janvier, les prix des produits de grande consommation connaissent une  escalade sur les étals des grandes villes. Dans sa note sur l’évolution de l’inflation au premier trimestre 2022, l’Institut National de la Statistique souligne une tendance haussière de 6,0%[2] en glissement annuel, en raison de l’envolée des prix du pain, des céréales (6,8%), de la viande (6,4%), des huiles et graisses (10,2%). Tandis que la Banque des Etats de l’Afrique Centrale[3] annonce une année 2022 difficile pour les ménages camerounais, avec un taux d’inflation au-delà de la norme de 3% instituée par la CEMAC. Des villes comme Bamenda, Ebolowa, Maroua ont d’ores et déjà franchi le seuil de 4%. Les ménages camerounais subissent de plein fouet le revers de l’explosion des coûts du fret maritime, combinée à la morosité économique post-covid  et la guerre en Ukraine qui perturbe les chaînes d’approvisionnement mondiales[4]. A ces facteurs, se greffe la hausse des cours du pétrole qui a renchéri le coût de production des engrais[5] et autres intrants agricoles. La stagflation mondiale amorcée[6] pose l’urgence de changer nos paradigmes de consommation (1) tout en accélérant une révolution agraire (2) incontournable pour notre sécurité alimentaire et notre cohésion sociale (3).

1-      Consommation du blé : une habitude importée

Importation de blé. Source: Investir au Cameroun

Le blé bat des records d’inflation depuis le début de la guerre entre la Russie et l’Ukraine[7]. Le conflit entre les deux pays, respectivement 1er et 5ème producteurs mondiaux de blé, met à mal les gros importateurs de cette céréale comme le Cameroun[8].  Conséquence, les prix de la farine de blé au niveau local ont été bonifiés de 5000fcfa avec des répercussions sur tous les autres produits alimentaires, au premier rang desquels figure le prix de la baguette. Le pain, produit de luxe devenu populaire, est aujourd’hui un symbole fort du contrat social entre l’Etat, garant de la sécurité alimentaire, et les citoyens, soucieux de leur pouvoir d’achat. Au Cameroun, la demande en blé n’a cessé d’augmenter[8], faisant de cette céréale la troisième denrée  la plus consommée après le maïs et le riz. Véritable gouffre à devises[9] , l’importation du grain d’or a englouti 156 milliards de FCFA en 2020.

Comment cette céréale est-elle devenue si vitale dans nos usages de consommation ? Répondre à cette question revient à  puiser dans notre histoire. La dépendance au blé est « l’exemple type d’un besoin artificiel créé par la présence coloniale » disait Jean Boutrais en 1982[10]. A l’époque déjà, les commandes de blé gonflaient les budgets des ménages, initiés par les colons à la consommation du pain, pâtes alimentaires et pâtisseries fines[11]. Pourtant, les productions de céréales locales et tubercules suffisaient le plus souvent à suppléer l’absence de production traditionnelle de blé. Le poids progressif de cette denrée a motivé quelques initiatives de production locale dans l’Adamaoua, l’Ouest, Nord-Ouest avec un rendement d’à peine 66t/ha. A Wassandé, petite localité située à environ 80 km de Ngaoundéré, les équipements de la défunte SODEBLE[12] se dressent encore, bravant rouille et abandon depuis la faillite de cette société. Une relance optimale de la culture du blé sur ses 16.000 hectares mobiliserait environ 160 tonnes de semences et une importante quantité de fertilisants selon L’Institut de Recherche Agricole pour le Développement. « Malgré les avancées de la recherche agricole, les moyens financiers (…) très limités ne permettent pas une transformation à grande échelle de la chaîne de valeur du blé au Cameroun. D’où la nécessité de développer des initiatives d’investissements qui vont permettre à notre pays de gagner en autonomie d’intrants locaux pour ravitailler les industries camerounaises », explique l’Irad[13]. Malgré  la dotation de 10 milliards[14] de fcfa pour produire et développer des semences de blé adaptées à nos zones agro écologiques, Il faut pallier à l’urgence en trouvant des substituts locaux ou en revenant aux habitudes d’un Cameroun sans blé, aui puisait son équilibre alimentaire dans la diversité de ses produits agricoles.

2-      Du pain aux beignets : Valoriser notre patrimoine culinaire et farines locales

Mini quiches et Cookies à base de farines locales de patate, manioc, maïs. Crédit Photo : Rose Munjongue

La dégradation du pouvoir d’achat dûe à l’inflation  invite chaque camerounais à changer de regard sur le contenu de son plat. Puisque le pain à base de farine de blé retrouve son statut d’aliment de luxe à la faveur de l’explosion des cours du blé, il devient nécessaire de revisiter nos habitudes alimentaires pour les reconnecter aux denrées disponibles à foison dans nos différents bassins agricoles. Il est temps de travailler sur la valeur perçue de nos pâtisseries locales dont le riche éventail est palpable dans toutes les aires culturelles du Cameroun. Le grenier culinaire du septentrion en est une éloquente illustration. Les régions du Nord, de l’Extrême Nord et de l’Adamaoua, principales pourvoyeuses de céréales, nous offrent du Massa haoussa[15], du Waina[16], de Kossai ou Dan Wanké, à base de niébé ou de cornille[17] … comme alternative au pain pour le petit déjeuner. « Il est crucial de faire connaître ce patrimoine culinaire au plus grand nombre de Camerounais. Ils mériteraient d’être portés, avec leur nom d’origine, à l’attention du public, des gastronomes et des chefs cuisiniers. On devrait leur accorder une place importante dans les émissions et livres de cuisine, écoles de formation en restauration et, surtout, dans les vitrines des boulangeries-pâtisseries » analyse Téguia Bogni[18].

La floraison de pain, gâteaux à base de farine de tubercules prouve qu’il est possible de tropicaliser des recettes de pain[19],  en réduisant la part de blé et en boostant la production des intrants locaux.  Malheureusement, l’ambition du ministère de l’Agriculture « d’introduire sur le marché 30% de farine de manioc et de patate douce dans la fabrication du pain » se heurte à d’importants défis logistiques. Les farines locales, longtemps confinées aux foires et expérimentations individuelles sont le fruit d’une production artisanale et donc insuffisante pour ravitailler un marché gourmand.

3-      Accélérer la révolution agricole pour éloigner le spectre de février 2008

Valoriser le potentiel de nos terres pour une meilleure sécurité alimentaire. Crédit photo: Banque mondiale

Le choix du gouvernement de maintenir la subvention des prix des hydrocarbures à la pompe[20] malgré la hausse des cours internationaux rejoint une batterie de mesures pour atténuer les jours sans pain et protéger le pouvoir d’achat des camerounais. L’augmentation des prix des produits de  grande consommation et ses effets de levier sur tous les autres, laisse planer le fantôme des émeutes de la faim de février 2008. Si l’agriculture participe à 14% au PIB et fournit plus de ¾ des exportations du secteur primaire[21], le Cameroun peut mieux y construire les conditions de son indépendance alimentaire[22], et ainsi réduire l’impact des chocs exogènes sur le portefeuille des ménages. “Aucune race ne peut prospérer si elle n’apprend qu’il y a autant de dignité à cultiver son champ qu’à composer un poème”, ces mots de Booker Washington décrivent le changement de mindset qui doit s’opérer dans le rapport des camerounais à l’agriculture. La SND30[23] a d’ailleurs prévu de booster les filières agricoles prioritaires[24]. Car seule une accélération de sa révolution agraire permettra de réduire les importations alimentaires qui grèvent la balance commerciale du Cameroun.

En définitive, Avec la guerre russo-ukrainienne, les camerounais vivent de plein fouet les conséquences d’une économie extravertie basée sur des habitudes de consommation non adaptées à leur système de production. L’inflation généralisée nous révèle notre fragilité sur le plan alimentaire et l’importance de mieux valoriser notre potentiel agricole et notre patrimoine culinaire. La récente dotation de 10 milliards de fcfa par le chef de l’Etat pour développer des semences locales de blé est le signe que l’Etat prend la pleine mesure du risque social tapi sous les nombreux soubresauts économiques  externes.

Régine Gwladys LEBOUDA est journaliste depuis une dizaine d’années. Chef du Pool économie de la chaîne publique d’information en continu CRTV News; elle y réalise les programmes Local Cash et Ressources sur les enjeux de production et de consommation locale. Réalisatrice de grand reportages et documentaires, La doctorante en Sciences de l’Information et de la Communication accompagne les entreprises / ONG dans leur stratégies médias et création de contenus print, web et audiovisuels. Auteure de nouvelles et de chansons, La camerounaise de 29 ans œuvre aussi à réduire les inégalités sociales dans son pays via son association Nsama For equal chances.

Linkedin : R. Gwladys Lebouda

Twitter: @Gwladys_Lebouda


[1] Monique Minkoande est une revendeuse de plantain et d’huiles végétales au marché du Mfoundi à Yaoundé. Propos recueillis le 4 juin 2022 dans le cadre d’un reportage sur l’inflation des produits alimentaires diffusé le 5 juin 2022 au JT de 9h sur la Cameroon Radio Television – News

[2] Institut National de la Statistique, “ Note de synthèse sur l’inflation au premier trimestre 2022”,  4p , publié le 19 mai 2022, P1 , https://ins-cameroun.cm/statistique/evolution-de-linflation-au-cours-du-premier-trimestre-2022/

[3] La Beac anticipe une augmentation des pressions inflationnistes à 3,6% au cours de l’année 2022, soit 0,6% de plus que la norme de 3% admise dans la zone Cemac.  cf, document INS, Note de synthèse sur l’inflation au premier trimestre 2022, Op cit, P3

[4] Christian de Perthuis, “ Les impacts de la guerre en Ukraine sur les marchés agricoles et la sécurité alimentaire”, https://theconversation.com/les-impacts-de-la-guerre-en-ukraine-sur-les-marches-agricoles-et-la-securite-alimentaire-178628  mis à jour le 11 avril 2022

[5] La Russie est le premier exportateur mondial d’engrais, avec une position forte sur les engrais azotés ou sur les composants permettant de les fabriquer  comme l’ammoniac et le nitrate d’ammonium. Cf. Christian De Perthuis, Op cit

[6] Communiqué de presse Banque mondiale, “Le risque de stagflation augmente dans un contexte de net ralentissement de la croissance”, Publié le 07 juin 2022 . https://www.banquemondiale.org/fr/news/press-release/2022/06/07/stagflation-risk-rises-amid-sharp-slowdown-in-growth-energy-markets

[7] Agence France Presse, “Prix mondiaux (indices FAO) Le blé en hausse de 5,6 % sur un mois”, publié le 3 juin 2022 à 10:44, https://www.terre-net.fr/marche-agricole/actualite-marche-agricole/article/le-ble-en-hausse-de-pres-de-6-pourcents-sur-un-mois-1395-208613.html

[8] Brice R. Mbodiam, “Le Cameroun a importé 860 000 tonnes de blé en 2020, de la Russie, du Canada, de la France et des USA”,  mis en ligne le 27 août 2021. .https://www.investiraucameroun.com/agriculture/2708-16770-le-cameroun-a-importe-860-000-tonnes-de-ble-en-2020-de-la-russie-du-canada-de-la-france-et-des-usa consulté le 8 aout 2022

[9] Au premier semestre 2021, le déficit de la balance commerciale s’est creusé de 52 milliards de FCFA et se chiffrait à 744 milliards de FCFA en raison de la hausse des dépenses d’importations de 15,4% par rapport au premier semestre 2020.  Données du document de Commerce Extérieur du Cameroun, Premier semestre 2021, P3,  INS publié en Septembre 2021,  9p.

https://ins-cameroun.cm/wp-content/uploads/2021/12/COMMERCE-EXTE.pdf mis en ligne le 28 décembre 2021

[10] Boutrais J. « Une agriculture sans paysans : la grande culture du blé au Cameroun » In: Économie rurale. N°147-148, 1982. pp. 51-54.

[11] Boutrais J. Op Cit. souligne qu’en 1978, le blé représente déjà 30% des achats alimentaires au Cameroun, soit 5 milliards FCFA, après la crise des années 1972 – 1974

[12] La Société de développement de la culture et de la transformation du Blé (SODEBLÉ) a été créée en 1975. Il s’agissait d’une exploitation agricole implantée à Wassandé, à environ 80 km de Ngaoundéré, dans la région de l’Adamaoua, sur l’axe Meiganga – Ngaoundéré. Elle table alors sur une projection de 25 O00 tonnes de blé en 1979 et 120 O00 tonnes en 1984 ou 1985 pour couvrir les besoins nationaux en blé tendre

[13] Tjeg Paul, “Agriculture: la CNPS disposée à investir dans la culture et la transformation du blé”, Ecomatin en ligne https://ecomatin.net/agriculture-la-cnps-disposee-a-investir-dans-la-culture-et-la-transformation-du-ble/ consulté le 14 aout 2022

[14] Kamga Omer, “10 milliards Fcfa pour la production et le développement du blé au Cameroun”, Business Finance International, publié le 12 juillet 2022, en ligne : https://businessfinanceint.com/10-milliards-fcfa-pour-la-production-et-le-developpement-du-ble-au-cameroun/ consulté le 14 aout 2022

[15] Galette de riz

[16] Gâteau de farine de mil

[17] Il peut aussi se réaliser avec de la farine de céréale ou de manioc habituellement enrichie de poudre de feuilles de baobab

[18] Téguia Bogni, La Cuisine camerounaise. Mots, pratiques et patrimoine, L’Harmattan, 2019, 210 pages.

[19] Penen J. (1979). FAO. St of making french-type bread by mechanical dough development mixing wheat fleur with cassava starch and millet fleur.

[20] L’ordonnance du président de la République du 2 juin 2022, soumise à l’examen du parlement, consacre une hausse de 5% du budget de l’Etat pour adapter le loi de finances 2022 au contexte d’inflation généralisée.

[21] Ibrahim Zakari, Le secteur agricole au Cameroun : des opportunités multiples d’investissements à saisir,  Centre de commerce Extérieur et des relations Extérieures, 30 mars 2021, http://ccere-cameroun.com/le-secteur-agricole-au-cameroun-des-opportunites-multiples-dinvestissements-a-saisir/  consulté le 15 aout 2022..

[22] Malgré  7,2 millions d’hectares de terres arables et un potentiel irrigable estimé à 240. 000 ha, 70% des terres arables restent inexploitées.

[23] La Stratégie Nationale de Développement 2020 – 2030 opérationnalise la deuxième phase de la Vision d’émergence du Cameroun à l’horizon 2035. Elle vise à mettre en place les conditions favorables à la croissance économique et l’accumulation de la richesse nationale à travers des modifications structurelles indispensables pour l’industrialisation du pays.

[24] République du Cameroun (2020). Stratégie Nationale de Développement 2020 – 2030: Pour la transformation structurelle et le développement inclusif, 243 pages.

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